17 nov. 2021

Cheryl Savageau

 Poétesse métisse (franco-canadienne et Abenaki), née en 1950.


Comme les pistes de notre pays

Nous étions Français et les Indiens aiment la guerre

disait mon père

ils combattirent ensemble

contre les Anglais

et bien que parfaitement vrai

c'est quand même un mensonge

Français et Indien

se battent encore dans mon sang

Les jésuites qui avaient remonté le Saint-Laurent

trouvèrent que les gens y étaient non civilisés

ils ne battrons pas leurs enfants

écrit-il dans son journal à la lumière de la bougie

et les hommes écoutent trop

leurs femmes

Toi qui m'apprend à ne voir aucune frontière

à connaître le nord-est d'un territoire

n'a jamais entendu le mot Ndakinna

mais l'a traduit sans le savoir

notre pays, le pays Abenaki

Grands-mères et grands-pères

errent dans mon sang

arpentent le pays de mon corps

comme les pistes de Ndakinna

du rivage à la forêt

Ils marchent sans repos

chassés par des yeux bleus et une peau blanche

survivant sous terre

l'invisibilité est leur meilleure défense

Grands-mères, grands-pères,

un filet de votre sang coule en moi

mon regard vous attrape

de profil dans un miroir

les lignes du nez et du menton

me surprennent, puis s'enfoncent

derrière les couleurs de l'ennemi

Vous marchez sur la piste

qui déclare ce corps

territoire Abenaki

et comme le rêveur

vous prononcez mon vrai nom

Ndakinna


 


MEDECINE WOMAN for dovie (petite colombe)

Medecine woman ils m'appelaient

comme s'il m'avait été possible d'aimer ce nom

c'était pareil à l'école les enfants

me surnommaient petite colombe

et ce à cause d'une chanson idiote

qui parlait une fois de plus d'une Indienne

allant à grands pas vers la mort

(comment cela se fait-il) que tu aies un nom d'animal? comment ça s'fait

me demandaient-ils, ( comment ? ) hein?

et je rentrais chez moi pour interroger mon père

comment cela se fait-il papa,

que je porte un nom d'animal?


à présent des femmes blanches entrent dans ma boutique

et me demandent d'aller bénir leurs maisons

( je veux moi leur poser cette question : qu'est-ce qui ne va pas ? )

me demandent de donner un nom à leurs petits enfants

( est-ce que je connais leurs filles?)

de disperser de la fumée alentour

de dire des paroles, faites

tout ce qu'il est bon de faire

nous voulons quelqu'un de spirituel

vous êtes Indienne n'est-ce pas?


C'est vrai, leurs cheveux gris

retiennent ma langue

elles sont grands-mères donc méritent le respect

alors je parle aussi gentiment que possible

vous laisseriez une étrangère

venir chez vous demandais-je

vous me laisseriez toucher

votre petit fils nouvau né

me laisseriez donner un nom

au bébé ce qui me passerait par la tête?

je ne le crois pas

mais elles sourient et me redisent

qu'elle veulent quelqu'un de spirituel pour le faire


j'écris à mon père

comment se fait-il que tu ne m'a jamais

raconté qui nous sommes, d'où nous venons?


Les femmes continuent leur visite dans ma boutique

elles déposent des pierres dans mes mains

Pouvez-vous ressentir quelque chose? questionnent-elles

Evidemment que je peux Je ne suis pas morte,

mais ce n'est pas la bonne réponse


Mon père m'envoie une lettre

le jardin donne bien le maïs lève

il y a beaucoup de papillons

et tout ce que je sais

c'est que nous venons des étoiles.


 


Étendre le linge au soleil

Sa plus jeune fille l'aide

à essorer le linge

pendant que pour des médecins

sa femme répond au téléphone.

La machine à laver

est encore cassée.


A l'usine

où il grave une piste

sur des puces en silicone

il porte une veste et un panatalon blancs

des chaussures spéciales

pour protéger les puces de la poussière.


C'est le meilleur boulot qu'il ait dégotté.

Mieux que l'année dernière

quand il aspergeait les pelouses de poisons,

après quoi il installait de petits panneaux

prévenant autrui qu'il ne fallait pas marcher là,

ses vêtements saturés,

ses poumons asthmatiques

étouffaient dans les nuages

marqués du "dangereux pour les animaux et les humains".


Tout l'été, il avait du refusé

les câlins de sa fille jusqu'à ce qu'il

ôte ses vêtements empoisonnés

sur le perron de derrière. Tee shirt,

jeans, casquette de baseball,

il les mettait dans un sac plastique,

et se douchait alors que sa peau le brûlait.


Avant ç'avait été l'amiante.

Enveloppé de plastique,

il enlevait les plafonds affaissés,

les isolations écaillées sur les tuyaux des sous-sols,

il passait l'aspirateur pour éviter aux petites particules

de se loger dans les poumons.

Elles flottaient dans les rêves, le poursuivaient

comme un essaim d'abeilles invisibles.


Ce boulot là était meilleur que tout ça,

malgré les cuves de solvants

d'où s'échappent des fumées nocives,

le salaire avec lequel on ne joignait pas les deux bouts.

Mieux que travailler à l'installation de défense

traversant le lac, où le personnel de la force aérienne

vérifiait son badge d'identité chaque matin,

où tout et rien étaient secrets.


Il essore l'eau

des chemises et des serviettes.

Il sait qu'il boit trop.

Il rêve de déménager dans le New Hampshire,

où son peuple avait marché

pendant dix mille ans,

et où, il le croît,

l'eau est encore propre,

mais au nord, le moulin Lancaster

crache de la dioxine dans la rivière Connecticut,

et en aval, cinq petites filles ont été opérées

d'un cancer de l'utérus.

De toutes les façons, il n'y a pas d'argent.


Maintenant la machine à laver

déverse l'eau savonneuse

dans le sous sol.

Sa fille avec détermination lance un regard

désaprobateur à la serviette qu'elle tient dans ses mains.

Agée de cinq ans, elle sait comment aider,

essorer pour évacuer l'eau sale,

étendre le linge au soleil.


Cheryl Savageau

Traduction : Béatrice Machet

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