29 sept. 2009

Démantelé

J'ai fouillé dans la caisse à outils, j'ai fini par trouver l'instrument qu'il me fallait pour commencer, j’ai scié mon cubitus, mon tibia droit, le gauche et une partie de la clavicule. J'ai cherché sur internet le prix des os d'occasion à vendre. N'ayant rien trouvé d'intéressant, j'ai tout jeté dans une poubelle, ces pièces d'un long puzzle qui s'était mis en place depuis l'enfance. Et pour atténuer la douleur intense, j'ai respiré profondément.
N'empêche, la route est longue: le corps est constitué d’une quantité d’os importante: 206, à l'âge adulte, j’a lu ça dans un manuel de médecine.
Le lendemain matin, je me suis attaqué sans concession au radius, aux deux péronés, à l'un de mes orteils, à l'os illiaque et à ma pomme d’Adam. Je les ai vus disparaître quelques minutes plus tard dans une énorme benne à ordures, broyés avec violence et c'était comme si je les faisais craquer à nouveau de tout mon corps meurtri.
Par la fenêtre, j’ai laissé couler la bile sur le trottoir, des inconnus y ont glissé dessus. J’ai hurlé, j’ai vite avalé un comprimé, j’ai saisi aussitôt ma rate sanguinolente et les chiens aboyaient de plaisir juste en dessous quand je l'ai fait pendouiller dans le vide.
Une foule curieuse était déjà là, rassemblée.

Tout à ma nouvelle occupation, comme dans une extase ascétique, et tandis qu'on sonnait à la porte, j'ai tiré sur ma queue, j'ai tiré tellement fort qu'elle a fini par me glisser entre les doigts, je l'ai enfermée dans l’essoreuse de la machine à laver. J’ai observé la machine tourner quelques instants, la bite à 3000 tours/minute. C'était impressionnant.
Je me suis jaugé dans la glace, je me suis senti mieux, comme soulagé, plus léger, beaucoup moins compact mais je me suis demandé s'il fallait continuer.

J’ai réfléchi, mon corps était-il vraiment le mien, que savais-je de lui, j'ai établi des plans de retrait, un planning, une découpe plus efficace. Comme sur celle des oreilles, les deux oreilles d'un coup, que j’ai convenu de décoller d'abord avec une pince, puis de cisailler d'un coup sec avec un cutter contondant.
Punaisées au mur, nettoyées, elles me font face.
J’en sourirais presque.
Pas vraiment un sourire, d'ailleurs, c'est comme une sorte de rictus.
Une balafre de la vie.

Pris d'une crise de rage, peu après, je me suis débarrassé de l’estomac, du côlon, de l’oesophage, mes gestes n'étaient pas forcément précis, ils étaient secs et nerveux, désespérés, affolés, je me savais possédé par une fièvre libératrice, je divaguais, un peu comme si j'écrivais les mémoires d'un fou sans rien connaître de moi, j’ai achevé mon effort en perforant les deux poumons à coups de grand ciseau de couture.
Deux poumons noir de crasse, de cendres, de goudron.
Rouges de sang, partout. Je ne faisais plus attention au sang.
Je fume beaucoup. Je me suis dit que je vivais avec ça, depuis des années, sans m’en rendre bien compte. Quel con. Ca a fait comme un choc. Un presque dernier déclic.
Et puisque je n'avais décidément rien vu, j’ai crevé mes deux globes occulaires et je les ai collés à l'aveugle dans un vieil album-photo.
Reliques inutiles. Le passé ne nous appartient pas plus que le reste.
Aucune nostalgie.

J’ai fouillé longuement. Longuement à l'intérieur de ce corps.
Je n’ai strictement rien trouvé d'autre.
Rien.
Ce qu’il y restait, de plus essentel, c'était la vie elle -même. Qui s'en allait.
Je n'ai même pas eu besoin de me battre avec mon coeur, il a fini par lâcher très vite, sur chacune de ses petites artères sensibles un liquide gras et rougeâtre avait coulé tout autour et j’ai cessé de vivre.
La police avait dû entrer à ce moment-là par effraction.

Je venais de déstructurer ce que j’avais mis péniblement quarante et un ans à mettre en place, à accepter peut-être, à ne pas accepter, peut-être aussi.
Comme ça, pour rien.
Par défi, par pure métaphysique.

1 commentaire:

Thierry Roquet a dit…

Je remets ici les commentaires d'époque (sur mon précédent blog)


Ludo K. (3.10.06)
Dis Thierry une infirmière t'as filé un manuel d'anatomie à l'hosto? Bel exercice certainement pas dénué de sens pour qui baigne dans l'absurde comme le musicien dans son bain


Thierry R. (3.10.06)
Ce ne peut être effectivement qu'un exercice de style. Je suis pas assez bricoleur...



Je remets également le texte tel qu'il était à l'époque:

Démantelé

Après plusieures tentatives infructueuses...

Je suis retourné à l’atelier de fabrication et j’ai rendu mon cubitus et mon tibia droit. Le gérant n’en a pas voulu. Il a brièvement soupesé les deux os, derrière ses lunettes de salopard, receleur, escroc et ses sourcils froncés. Je suis sorti, déçu, dans une poubelle, j’ai jeté les deux pièces du long puzzle. Me suis senti mieux, comme soulagé. N'empêche, le route est longue: le corps est constitué d’une quantité d’os importante, 206 à l'âge adulte, j’a lu ça dans un manuel de médecine.

Le lendemain matin, j’ai disséminé mon radius, les deux péronés, un pouce, l'os illiaque et ma pomme d’Adam (Eve me pardonne). Le radius vient d’être lancé par les éboueurs, dans la broyeuse, les deux péronés sont dans la gueule des chiens crevards, le reste à l’abandon. Rue suivante, j’ai lâché la clavicule sur le trottoir, j’ai hurlé, j’ai vite avalé un comprimé de morphine puis j’ai extirpé ma rate sanguinolente: je l’ai glissée dans l’essoreuse d’une laverie, à proximité. J’ai regardé la machine tourner quelques instants, la rate à 3000 tour/minute. Je suis rentré chez moi, jaugé dans la glace, me suis senti déjà plus léger, moins compact. Je me suis demandé s'il fallait continuer, m'arrêter là. J’ai réfléchi, mon corps est-il le mien, j'ai établi des plans de retrait, un planning, une découpe efficace. Me suis endormi sur mes deux oreilles, sans les oreilles, justement parce que j’ai convenu de tirer dessus, jusqu’à les décoller, jusqu’à les déchirer, enfin de les couper le soir-même. Punaisées au mur, elles me font face, dans mon lit. J’en souris encore. Pas vraiment un sourire, d'ailleurs, c'est comme une sorte d’éternité minuscule qui viendrait me rendre visite à heure fixe.

Au boulot, le matin suivant, on ne m’a pas reconnu : Quoi ? C’est vraiment toi ? T’as vachement changé mais je saurais pas dire en quoi. Tu as perdu du poids, dis donc, c’est quoi ton secret ?

Dans une crise de rage, peu après, je me suis débarrassé de l’estomac, du côlon, de l’oesophage, mes gestes n'étaient pas forcément précis, ils étaient secs et nerveux, ça couvrait la douleur, en partie, je me suis senti possédé par une fièvre libératrice, un peu comme si j'écrivais mes mémoires sans rien connaître de moi, j’ai achevé ma séance de nu intégral en perforant les deux poumons à coup de ciseau pointu. Deux poumons noir de crasse, de cendres, de goudron. Je fume beaucoup. Je me suis dit que je vivais avec ça, depuis des années, sans m’en rendre bien compte. Quel con. Ca a fait comme un choc. Un presque dernier déclic. Pour ne plus avoir à fuir ce qui devrait se voir aisément, j’ai crevé mes deux globes occulaires et les ai collés dans un vieil album-photo. Reliques inutiles. Le passé ne nous appartient pas plus que le reste.

J’ai fouillé longuement. Longuement. Je n’ai strictement rien trouvé. Rien. Ce qu’il y avait d’autre, de plus essentel. Puisque je pensais que cela aurait pu en être ainsi. .Alors, sans regret, j’ai pressé, comprimé jusqu’à ce qu’il explose : mon coeur a fini par lâcher sur chacune de ses petites artères sensibles un liquide gras et rougeâtre et j’ai cessé de vivre, comme ça, petit-à-petit, sans histoire.


Je venais de déstructurer ce que j’avais mis péniblement trente-huit ans à mettre en place, à accepter peut-être, à ne pas accepter, peut-être aussi. Comme ça, pour rien.


2.10.06