21 août 2013

La maison de mon père (de Hafida)

Petite fille, j’aimais à observer les avions dans le ciel. Je suivais la course de ces vaisseaux, me prenant à envier leurs passagers et les mille et une aventures qui les attendaient.
Je n’imaginais que des voyageurs prêts à découvrir de nouvelles contrées.
Je ne pensais pas à la soute.
Je ne me disais pas que, peut-être, dans la soute de cet avion filant dans le ciel, une traînée blanche dans son sillon, pouvait se trouver une boîte particulière.

Je devais partir en voyage de noces dans un autre avion, avec une autre histoire. Au lieu de ça, je suis dans cet Airbus qui me transporte vers mon pays d’enfance.
Cela fait longtemps que je n’y suis plus retournée. Il va y avoir du monde là-bas, ne serait-ce qu’à l’aéroport. J’ai téléphoné à la famille : c’est déjà le défilé. Tout le monde attend l’avion avec impatience. Moi, je ne suis pas sûre ni de reconnaître tout le monde, ni de vouloir les revoir.

L’avion est en proie aux éléments. Une pluie battante tambourine contre la coque de l’appareil. Les nuages sont épais. Et l’avion, malmené par des vents agressifs, ne cesse de décrocher violemment. La panique s’installe parmi les passagers. Moi, je suis sereine. Ces turbulences semblent faire écho à mes pensées. Je m’imprègne de leur emportement et m’en remets à eux. Je suis brinquebalée de toutes parts, je sens presque la violence de la pluie sur mon visage collé au hublot. J’entends la carlingue gémir. Je suis persuadée que l’avion lit en moi, qu’il me comprend et partage ma peine. Je me prends alors à souhaiter qu’il sente mon désespoir au point de décrocher une bonne fois pour toutes, emportant avec lui ma carcasse fatiguée et les souvenirs qui me taraudent.

Deux semaines plus tôt, nous sommes tous présents dans une salle d’hôpital. Les médecins déplacent mon père dans une chambre individuelle. Pour que notre grande famille puisse y tenir.
La famille au complet est là, à attendre… A attendre quoi au juste ?
Si ce n’est le poste de télévision qui déroule, en arrière fond, l’histoire du premier joueur de foot d’origine algérienne à intégrer l’équipe de France, pas un mot ne se dit.
Petit à petit, mes frères et sœurs sortent pour échapper à l’atmosphère viciée qui règne dans cette chambre. Il ne reste plus que ma mère, l’une de mes sœurs et moi.

Sur son lit d’hôpital, très amaigri, mon père observe sa famille et ne cesse de se mordre la bouche.Il se mâchonne la langue, je le vois bien. Nous sommes là, dans cette pièce, peut-être sa dernière chambre, en proie aux effluves fétides s’échappant de la poche de sang caillé dont il ne cesse de se vider et rien ne se dit, rien ne se passe. Il ne cesse de se mordre les lèvres. Il se mordille la bouche et d’autres fois les joues, mais il ne dit rien.
On se regarde en chien de fusil, lui et moi. Ses yeux écarquillés me dévisagent avec insistance. Je sens qu’il lutte contre lui-même, qu’il a peur de briser le silence. Je ne supporte plus ce regard fixe. Je désire ardemment me dérober à cette inspection minutieuse, mais je n’arrive pas à baisser mes yeux. Je les ai baissé toute ma vie, mais aujourd’hui, jour fatidique, jour d’entre les jours, j’en suis incapable.

Nous n'avons pas l'habitude de parler ensemble, mon père et moi. Nous préférons nous examiner. Il m’observe et moi, en général, je le surveille du coin de l'œil. La dernière fois qu’il m’a regardée avec une telle insistance,c’était pour me parler du lion qui l'attaquait dans ses rêveschaque soir, le laissant pantelant au petit matin. Le fauve aura eu raison de lui...
Que va-t-il me dire cette fois?

Il se lance dans un flot d’excuses maladroites. Je tressaille. Ma sœur fond en un flot de larmes incongrues, un torrent incontrôlable. Elle est prise de soubresauts que je trouve comiques tant je ne suis pas prête à vivre cela, à écouter ces paroles, à entendre ces pleurs. Je les coupe net.
Pas d’excuses, non.
Les excuses, c’est le début de la fin, alors que pour toi, papa, ce n’est que la suite du commencement. Il va y avoir cette opération, demain, après-demain, et elle marquera un changement, ton renouveau, mais certainement pas la fin !
Pas de larmes, non.
Les larmes sont là derrière les paupières mais les laisser couler, rendrait trop palpable le désespoir dans les mots, mieux vaut les ravaler sauvagement.
Je le coupe net.
Le silence revient dans la pièce. Et l’on continue à attendre.

L’avion poursuit son chemin chaotique vers mon pays. Je me prends à espérer que les turbulences nous emportent, la boîte et moi vers d’autres cieux. Ma vie s’est arrêtée avec ces mots d’excuses avortés. Des paroles qui ne seront jamais réitérées. J’ai aspiré l’embryon de repentir exprimé par mon père. Des mots qui sont perdus à jamais. Cette scène, je la revis en permanence. Elle s’arrête toujours à ces paroles. Je ne saurai jamais ce qu’il a voulu dire. Ni n’exprimerai jamais de réponse.

Ces mots de pardon que j’ai refusés à mon père, ils coulent à flot dans mon esprit, à présent. Ils se heurtent à la barrière scellée de mes lèvres. Ils se heurtent aux parois en bois de la boîte. Celui qui occupe cette boîte ne peut maintenant pas plus entendre les paroles que je ne dirai jamais, que prononcer les mots qu’il n’a pas dits.

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