7 juin 2013

L’homme et la femme (Marlène Tissot)

L'homme rentre et frotte ses semelles sur le tapis, même s’il ne pleut pas. Il suspend sa veste au crochet et pose sa sacoche sur le meuble à chaussures. Toujours les mêmes gestes, toujours dans le même ordre. C’est rassurant. Il dit, c’est moi, je suis rentré ! Et il sait bien que la femme l’a entendu arriver, que ce ne peut être personne d’autre. Mais il précise quand même. C’est rassurant.
Dans la cuisine, le repas est prêt et chaud. La table est mise. Mais la femme n’est pas là. Certainement encore assise devant le petit bureau installé dans la chambre. Encore en train d’écrire. Chaque fois, il ressent cette pointe d’agacement sans pouvoir se l’expliquer. Le repas est prêt, ses vêtements sont propres et rangés, le ménage est fait. La femme s’occupe de tout. Oui mais...

Elle arrive et sourit. Elle embrasse l’homme, elle lui demande comment s’est passée sa matinée. Elle dispose la nourriture dans les assiettes, apporte le sel et le pain en l’écoutant raconter son travail et ses collègues pénibles et les informations qu’il a entendues à la radio. Il parle et il mange et elle le regarde en hochant la tête, en triturant les aliments du bout de la fourchette. Tout à l’air parfaitement normal et l’homme se détend, ne se demande pas si la femme l’écoute réellement, n’en doute pas un instant. Parfois, il lui trouve un regard un peu vide. Il demande, tu es fatiguée ? Alors elle hoche doucement la tête, je crois que je ne dors pas très bien en ce moment. Il dit que ça va passer, et puis qu’elle peut rester au lit le matin, c’est une chance. Il lui caresse la joue parce que c’est un geste qui rassure. Ensuite, il met du café à couler et allume la télévision pour vérifier si les informations sont identiques à celles entendues à la radio. Ou peut-être simplement pour faire du bruit. C’est rassurant le bruit, ça évite de trop penser. Il a horreur de s’inquiéter et, quand il pense trop, il s’inquiète.

À la fin du journal télévisé, l'homme reprend sa veste et sa sacoche. Il embrasse la femme et se retient de lui demander ce qu’elle a prévu de faire cet après-midi. Ils en ont déjà parlé, elle n’aime pas les questions. La plupart du temps, elle reste à la maison, elle fait en sorte que tout soit en ordre, parfois elle va faire les commissions. Il se retient de lui demander parce qu’elle va hausser les épaules et répondre une banalité. Il se retient de demander et sent la pointe d’agacement qui pique l’intérieur de son ventre. Il serre les dents sur un sourire fabriqué, il monte dans la voiture, tourne le bouton de la radio pour éviter de penser et s’inquiéter et ne jamais vraiment savoir où s’échappe la femme chaque jour, à noircir des pages et des pages, à inventer toutes ces histoires, comme si la vie, la vraie, ne lui suffisait pas.

Marlène Tissot - Mai 2013


2 commentaires:

Anonyme a dit…

je l'avais lu sur son blog et c'est vrai qu'il est très bien ce texte...Oh Marlène,comme dirait Noir désir ;-)

Thierry Roquet a dit…

Marlène ? L'un des toutes meilleures poétesses françaises vivantes ! Tout simplement.